Les figures de la photographie

La boxe, la mine, l’armée, la corrida, les incendies, la mer : tous ces termes désignent le contexte des différents thèmes documentaires traités par Giorgia Fiorio. Mais décrivent-ils pour autant le vrai sujet des photographies ? Ne serait-il pas plus juste de parler de boxeurs, mineurs, soldats, toreros, pompiers, marins, et par conséquent des hommes ? Groupes qui, en l’occurrence, ont été méthodiquement explorés par la photographe. Son travail ne met-il pas également en évidence ce qui lie ces hommes aux divers éléments auprès desquels ils construisent leur existence ? Relation fusionnelle avec la terre, l’eau et le feu, mais aussi l’animal, ou encore, plus abstraitement, avec l’idée d’un ennemi à combattre. Il y a enfin cet esprit communautaire qui est perceptible dans les images et se traduit par des gestes et attitudes confraternels, complices. Et cette familiarité, intimité parfois, que Giorgia Fiorio donne à voir, passe d’abord par l’image du corps. Car celui-ci, avant toute considération sur la condition ou la personnalité de ces hommes, forme la figure centrale, la pierre angulaire du projet photographique ; figure qu’il ne fallait bien évidemment pas entendre ici dans son sens restrictif et limité au visage, d’autant que les personnages qui composent cette grande galerie d’images demeurent anonymes. Dans l’instant de la photographie, le corps est détaché de son contexte, ou au contraire étroitement imbriqué dans celui-ci ; il est dénudé ou habillé de parures magnifiques. En bref, il donne le rythme de chacune des séquences de ce projet. Il porte la figure du discours, il en est l’instrument, tout comme le mot dans la phrase. 

Un discours qui est avant tout visuel, plastique. La photographie sublime les formes de ces différents corps offerts à la photographie ainsi que leur profil et leur volume ; elle saisit des instants significatifs de leur mouvement. Qualité servie par un sens très sûr de la lumière, une maîtrise du noir et blanc, de ses valeurs et de ses nuances, une précision dans le cadrage et la composition. Mais derrière la magnificence de ces corps, on peut déceler des indices qui renvoient à des valeurs morales et des sentiments, c’est-à-dire des fragments d’humanité : le courage, l’endurance, ou au contraire le doute, l’inquiétude, la solitude face à l’épreuve. Il est aussi question d’amitié, de bonheur partagé. Quelques photographies esquissent même un récit. Il n’en demeure pas moins que la plupart de celles-ci décrivent ou évoquent la performance physique de ces individus. Les figures du corps dessinent la force, la puissance. Et le choix de chacune des corporations – à noter que dans corporation, il y a le mot corps – repose sur une vision archétypale de la force masculine. Qui d’autre que le soldat, le pompier ou le boxeur incarne mieux cette force ? Tout converge dans un même sens : la discipline aussi bien personnelle que collective et la hiérarchie sont à l’œuvre, elles font des hommes appartenant à ces communautés les pièces d’un système qui ne saurait faillir. La photographie illustre ici une perfection ; elle ne porte trace d’aucune faute, d’aucun écart de conduite. Nul grain de sable ne s’introduit dans cette mécanique humaine. 

Dans le projet que Giorgia Fiorio engagera par la suite et qui a pour titre le Don, on retrouve le même caractère méthodique de l’investigation documentaire, la même aventure au sein de communautés dispersées à travers le monde, le même goût pour le travail sur une longue durée : près de dix ans pour mener à bien chaque projet. On retrouve ce même intérêt que la photographe porte aux univers clos et obéissant à des règles strictes. La figure du corps est également mise en avant. Mais ce qui cette fois diffère, c’est son motif – le terme est à prendre ici dans ses multiples sens : le sujet de l’image, ce qui est à son origine, voire le principe de répétition – ; diffèrent également le destin des personnages photographiés et le contexte dans lequel ils évoluent. Le corps est traversé par d’autres énergies, plus spirituelles que physiques. On pourrait même envisager un jeu de contraires : dans le premier cas – celui des communautés masculines -, la force morale est au service de la puissance physique ; alors que dans le « territoire » investi ensuite par Giorgia Fiorio, la maîtrise du corps sert une démarche spirituelle, d’ordre religieux.

Resterait à évoquer ici la notion de figure d’un point de vue rhétorique. Aux dires des sémiologues, toute photographie d’auteur, comme tout texte littéraire, s’appuie sur une forme de rhétorique. Elle est en effet porteuse de symboles, de métaphores renvoyant à des réalités qui peuvent s’inscrire hors du champ de la prise de vue, hors de son cadre, ou à des abstractions : elle convoque alors ce qui n’est pas nécessairement de l’ordre du visible. Plus généralement, le sens d’une œuvre photographique se joue aussi derrière ou entre les images, dans ce que l’on peut lire entre les lignes, dans un intertexte. Qu’en est-il alors de ce vaste corpus visuel constitué par Giorgia Fiorio ? Que souhaite-t-elle nous livrer au-delà d’un témoignage documentaire sur ces communautés de boxeurs, mineurs, soldats, toreros, pompiers et autres marins ? De toute évidence, il ne s’agit pas non plus d’un point de vue visant à idéaliser la gente masculine. En regard des projets qui vont suivre, ce travail apparaît davantage comme l’une des étapes d’une longue recherche vers la compréhension de l’être humain et dont la photographie est l’instrument. 

Gabriel Bauret, Les figures de la photographie, dans FIGURÆ, par Giorgia Fiorio, Arles, Actes Sud, 2013 

FIGURÆ

Scandaleuse, cette plongée en noir et blanc dans les bas-côtés, les bas-fonds de notre société idolâtre et narcissique, que le glamour anesthésie et que le réel offusque. Plus que dérangeante, cette enquête : provocante et nécessaire. Jugez plutôt. L’époque est aux vedettes, aux champions et au people : voici des groupes anonymes, des visages inconnus, des chorégraphies involontaires et sans danseur étoile. L’époque est féminine, parle mixité et parité : voici du masculin à cru, des collectifs mâles et rugueux, des durs à cuire fort peu ravissants. Cela est deux fois intempestif. Jamais Helmut Newton n’aurait commis pareille faute de goût, bon ou mauvais. Paparazzi s’abstenir. Nous voilà sortis du cadre. En deça. En dessous. Dans des lieux en clair obscur, marginaux et méprisés, dont ne se repaissent pas nos couvertures de magazine ni nos reporters d’actualité. Des sous-sols que nos sociétés de luxe ont perdu l’habitude de regarder, jusqu’à oublier leur existence. En nous mettant face à des gestes, des expressions, des nudités tellement naturelles qu’elles nous paraissent obscènes, dressés comme nous le sommes à l’artifice et au maquillage, Giorgia Fiorio réveille l’angle mort de notre champ de vision. Et peut être celui d’une civilisation.

Que voyons-nous donc ici ? Des corps. Mais non des corps objets. Noueux, charbonneux, musculeux, visqueux. Des corps surpris au travail, en sueur, à l’exercice. Pas du tout fait pour la montre ou le spectacle (sauf un torero en posture de matador, d’une beauté emphatique et par trop éloquente). Nous vivons tous, en Occident, dans des sociétés à prothèses, distantes et cosmétiques, qui ignorent l’effort physique parce qu’elles ont oublié la tranchée et la charrue, la guerre du fantassin et le labeur du paysan. Comme le remarquait récemment un historien du service militaire, « le mâle adulte français de vingt ans a certes gagné une quinzaine de centimètres depuis 1914, mais il a perdu en masse musculaire, en rusticité et en résistance ». Notre monde urbain, trop urbain, qui tend à quitter les ateliers pour les bureaux et délègue à ses immigrés la truelle et le marteau piqueur, s’adonne certes au culte de la forme et de la mise en forme. Il porte même le nu aux nues, mais c’est un nu abstrait et très travaillé, même s’il ne travaille pas. Le corps, on le veut poncé, svelte et propre, séduisant au possible, donc retouché et relooké. Érotique et plastique, esthétisé, voire siliconé et plastifié. Dans le sport de haut niveau comme dans l’exhibition culturiste, la caméra capte la performance finale, non le dressage, le dopage et l’entraînement préalables, dont on se détourne pudiquement. Le corps idéal du contemporain est beau comme une fleur coupée et couchée sur papier glacé – inodore et gratuite, délestée de son humus de sueur et de larmes. Rien de tel ici. La chair a retrouvé sa pesanteur, et l’incarnat sa gravité.

Il y a plus grave. Le tout-à-l’ego régnant place le corps guerrier, sportif ou désirable sur un piédestal mais à une condition : que sa gloire soit solitaire et nominative. Qu’il fasse resplendir un nom propre, une célébrité, un monstre sacré. Ici, pas de champion, ni de héros, ni de podium. Le groupe est sa propre allégorie. Émergent sous nos yeux des corps multi-individuels, déjouant l’idole et l’icône, que ne sommes aucune figure de proue, leader ou vedette reconnaissable. Des figures collectives sans tête, où l’esprit de corps fait de chacun le jumeau de son voisin, son semblable et son frère. Voilà mise en lumière, en toute impudeur, une zone d’ombre taciturne, archaïque si l’on veut, d’avant notre culte des notoires et illustres et même d’avant la grande déliaison moderne. Dans ces promiscuités, où la distance interpersonnelle, l’intervalle codée et convenable entre deux individus, n’est plus respectée. Agrégats primitifs, molécules à atomes compacts, sans hiérarchie ni protocole, étranges coagulations plastiques, où se détricote à contre-fil le grand récit de la modernité, qui nous raconte comment s’est dégagée, de haute lutte, la personne de ses entraves collectives comme s’extrait une souveraineté d’une glu opaque et fatidique. Nos métaphysiques de la liberté ne sont pas celles de l’esprit de corps tel que le restitue ici la crudité d’un regard aux limites de l’inconvenant. D’où un certain embarras, qui n’est pas loin du malaise. Nous ne savons plus bien en quoi consiste une appartenance, comment s’opère le nouage d’un nous, lequel n’est pas, et loin s’en faut, le pluriel d’un je. Mesurons bien ce que le nombrilisme occidental nous a fait perdre de vue, et d’où vient notre désarroi devant la planétaire remontée des tribus et des ethnies. Les grands affairements communautaires qui remuent les Continents –sauf le nôtre, en Europe –  nous prennent à revers après deux siècles de séparatisme et nous poussons des cris d’orfraie devant le simple rappel de la plus ordinaire, la plus immémoriale des conditions : le coude-à-coude, le corps-à-corps disciplinaires.

Le voilà d’autant plus dérangé, notre contemporain que les projecteurs égarent à force d’éblouir, qu’il perd ici le secours de nos mythologies les mieux achalandées. Celles-ci exaltent de préférence les nobles identités chevaleresques ou mystiques. Moines en coule de bure et capuchon blanc, soldats sabre au clair, pantalon rouge et casoar… Giorgia Fiorio n’a pas mis en scène les grands corps pieux de l’État de droit et de l’Église du Christ, les Ordres au dépouillement sublime, les Académies brodées d’or, les Magistratures à pourpre et hermine, mais de basses castes industrieuses. Travailleurs sans prestige de la mer et du feu, de la mine, du ring et de l’arène, sobrement professionnels, sans même l’aura des gangs et des maffias, assujettis qu’ils sont à d’humbles fonctions productives, pour nous distraire, nous protéger ou nous alimenter. Ces corporations normalement constituées, ce ne sont pas les malheureux américains des années noires, ceux de Walker Evans et de Dorothea Lange. Ni les poulbots, les bougnats et les marchands de ballon des faubourgs parisiens à la Doisneau. Ils ne sont ni poétiques ni pittoresques. Entre la foule et la bande, entre la « vile multitude » et le sel de la terre : ces domaines secrets ne quittent pas l’ordinaire. D’où un regard neutre, un lyrisme froid, qui ne met pas son objet à distance mais ne cherche pas non plus à envoûter ou à séduire au nom d’une connivence raciale, ethnique ou messianique, – eine Volk ou Classe élue. La photo ne chante pas la colère, la guerre ni la haine. Elle n’est pas au service d’une cause à majuscule. Elle ne sublime ni ne dévalue. Ce n’est pas le regard fasciné et prosélyte de Leni Riefenstal exaltant le Triomphe de la Volonté en sublimant avec des contre-plongées de magnifiques dieux du stade, académies hyperboliques et démonstratives. Non plus que la propagande soviétique de haute époque, cadrant les athlétiques détachements d’avant-garde de la classe ouvrière, défilant sur la Place Rouge aux pieds du Politburo, happés par l’avenir radieux. Le regard n’est pas non plus méprisant, ni aristocratiquement dégoûté. Disons-le post-politique. Ni patriote ni militant. Voyeur ? Non. Simplement respectueux. Quoique peut-être admiratif.

Ce qui pourrait passer pour un éloge sinon de la force du moins des fraternités viriles, il fallait de nos jours une femme pour l’oser. Pour forcer la porte, indiscrètement, de ces mâles entre-soi. Les gender studies auraient pu prendre l’affaire en main, et les féministes porter plainte contre l’auteur(e). Ces photos de famille sans mères sœurs et épouses, eussent-elles été d’un compère, auraient viré au plaidoyer pro-domo, machiste et fascisant. Cet arma virumque cano n’est pas ici à propos, d’autant moins qu’on ne nous montre ni armes ni héros en armes, mais plutôt des gueules noires et des dos en sueur. Il fallait un certain culot, cela dit, pour lever le voile sur des métiers, des vocations et des enceintes – la Légion étrangère en est encore une, au sein même d’une armée de Terre qui met à l’ordre du jour la féminisation de ses cadres — où la féminité n’a pas sa place. Chacun sait qu’en matière de persévérance, endurance, obéissance et maîtrise de soi, les femmes peuvent nous tenir la dragée haute. La force physique n’est pas la cause de cette ségrégation millénaire, non plus que les aptitudes d’un sexe qu’on ne dit faible que par antiphrase, pour se flatter. C’est tout bonnement un trait de culture, hérité de temps très anciens, et Jeanne d’Arc est l’exception qui confirme la règle. L’être qui donne la vie n’est pas fait pour infliger la mort, pas plus aux animaux qu’aux humains. Pas de femmes dans les abattoirs, chez les bourreaux et les égorgeurs attitrés. Soigner, oui ; massacrer, non. Cette répartition des tâches au sein de la Cité, entre la médecine et le meurtre, l’infirmerie et la tuerie, remonte à la préhistoire La cueillette des baies et tubercules d’un côté, la chasse aux gros animaux de l’autre. Et dans nos armées ou nos gendarmeries, les femmes ne participent pas aux groupes d’assaut ou au RAID. Ce n’est pas une question de capacité, même si les hormones sont différentes ; l’affaire est d’abord et avant tout d’ordre symbolique. Il y a des veuves de guerre, des veuves de pompiers sacrifiés, de pêcheurs perdus en mer, de toreros éventrés. Dans ces branches d’activité à haut risques, le veuf n’est pas séant, et reste des plus improbables.

Giorgia Fiorio en prend acte, sobrement, et sans pathos, et de ce constat objectif pas vraiment à la mode et peut-être politiquement incorrect, il faut aussi la remercier. 

Il n’est pas si fréquent de capter autour de nous, avec un art aussi maîtrisé, l’ombre portée du néolithique sur notre modernité, quand tout nous pousse à oublier les fondamentaux indélébiles du vivre- et de l’œuvrer-ensemble.

Régis Debray, préface du livre FIGURÆ, par Giorgia Fiorio, Arles, Actes Sud, 2013

Sur les chemins du mystère

André Malraux, dans l’une de ses formules restées célèbres, prédisait une nouvelle ère marquée par le retour du sentiment religieux, évoquant ainsi le besoin chez l’individu de croire de nouveau en des valeurs spirituelles, après s’être longtemps livré au culte de la richesse matérielle, au désir incessant de possession. Beaucoup de photographies de Giorgia Fiorio réunies dans ce livre montrent des sujets manifestement emportés par une ivresse intérieure et s’y abandonnant totalement ; elles suggèrent des existences ascétiques, libérées de toute contingence terrestre. Une force d’ordre mystique ou divin s’est emparé de ces sujets et les a entraînés vers un au-delà, comme si leur pensée avait pour un instant – celui de la photographie – quitté leur corps. 

Que cherche Giorgia Fiorio en s’engageant dans ce projet qu’elle intitule « Le Don » ? Mot qui revêt plusieurs sens, à commencer par le principe de la transitivité : le don, c’est ce que l’être humain offre, mais c’est également une qualité qu’il reçoit en héritage. À qui? De qui? Le présent ouvrage ne répond pas à ces questions. Et il n’est pas non plus conçu comme une enquête sur les différentes manifestations de la foi. Il témoigne davantage d’une démarche – celle de l’auteur des photographies -, cerne les contours d’une aventure qui s’appuie sur une envie de comprendre, de décrire et de partager. La photographie serait-elle alors seulement envisagée comme prétexte, au service d’une intention qui la dépasse, de dimension philosophique, voire métaphysique? Assurément non, car l’acte photographique, même le plus objectif, n’est jamais neutre : il participe d’un choix quant au regard porté sur le réel – à travers notamment l’opération du cadrage -, et les images qui en résultent s’ouvrent ensuite à diverses interprétations. « Le Don » n’est pas seulement l’histoire du sujet qui s’offre à l’acte photographique, c’est aussi celle de Giorgia Fiorio. Elle reçoit et restitue. Et dans ce mouvement, dans la nature et les qualités mêmes de son regard, dans sa manière de matérialiser les images, il y a addition de sens, supplément d’émotion, d’âme, que le spectateur de la photographie est invité à s’approprier. Celui-ci revit à travers les images l’expérience de l’auteur ou les interprète tout autrement.

Rites et cérémonies, qu’ils soient d’inspiration religieuse ou païenne, solitaires ou fortement organisés d’un point de vue social et culturel, voulus ou subis, se jouent ici au carrefour du dépassement physique de soi et de la recherche spirituelle. Dans un premier temps, l’ambition de Giorgia Fiorio face à cette réalité complexe dont elle ne connaît pas nécessairement tous les codes – comme confrontée à une langue qui lui est étrangère -, est celle de décrypter gestes et attitudes de ses sujets. « Décrypter » est à prendre ici au plus près de son sens étymologique, à savoir mettre en lumière ce qui est « caché » et fait sens – faut-il rappeler, dans un même ordre d’idées, que la photographie est par définition écriture de la lumière -. Martin Heidegger écrivait que « la philosophie est un chemin qui ne mène nulle part ». De même ici, c’est le cheminement de l’auteur qui importe sans doute plus que l’issue. Mais le déroulé du livre n’est pas pour autant calqué sur la chronologie des « missions » successives à partir desquelles le projet a pris corps – au terme de reportage, la photographe préfère en effet celui de « mission » qui connote un engagement moral plus fort – ; l’ouvrage n’est pas non plus construit sur le mode de l’énumération, il reposerait davantage sur un principe syncrétique qui guide implicitement Giorgia Fiorio dans sa progression. Car il est bien question de progression : chaque mission est porteuse d’un nouvel éclairage, promet la confirmation de certaines hypothèses.

Un bref retour sur les travaux antérieurs de Giorgia Fiorio s’impose. Car « Le Don » est né d’une évolution, ou plus exactement il répond à une nécessité, celle de constamment nourrir et développer une recherche personnelle, tant sur le plan visuel qu’intellectuel. Auparavant, elle s’était pendant plusieurs années attachée à travailler sur des communautés principalement masculines, toreros, marins, légionnaires, mineurs entre autres, et dont les vies sont marquées par le recours à la force physique, l’expérience de leurs limites, et côtoyant souvent la mort dans les diverses épreuves qu’ils affrontent. À l’issue de ce travail sur ces communautés, s’est naturellement formé le désir d’étendre en quelque sorte le regard au-delà d’une réalité physique, de s’intéresser à d’autres forces, celles de l’esprit, aux manifestations de la vie intérieure. Ce qui constitue un enjeu paradoxal pour un photographe : montrer ce qui est abstrait, aussi invisible qu’indicible. Concentrant alors toute son attention et son énergie sur ce nouvel objectif, elle adopte la méthode du photographe documentaire. Elle quadrille un territoire – aussi bien géographique qu’anthropologique -, et gère son calendrier afin de ne manquer aucun des grands rites ou cérémonies qui, aux quatre coins du monde, pourraient enrichir son projet – à cela s’ajoute le fait qu’il lui faut braver toutes sortes d’obstacles, tant physiques qu’administratifs -. Chaque mission nouvelle a pour but d’enregistrer un événement qui ne figure pas encore à son tableau. Mais tout cela ne signifie pas pour autant que Giorgia Fiorio prétend à l’exhaustivité, ni que le motif de son ouvrage est guidé par l’exigence de l’inventaire, du classement. Il s’agit moins pour elle de témoigner d’une diversité que d’esquisser les contours d’une quête universelle. 

Au terme du périple qui s’achève avec la parution de ce livre, Giorgia Fiorio a fixé ces moments particuliers de l’existence au cours desquels l’être humain cherche le sens de la vie, une ou la vérité, de même qu’un salut ; mais elle a aussi émis l’hypothèse d’un lien entre tous ces moments. Un mystère commun qui se loge dans le corps des sujets qu’elle photographie. Que celui-ci, selon le type de communautés religieuses ou spirituelles à laquelle le sujet appartient, reste absolument immobile ou dessine au contraire toutes sortes de gestes, qu’il soit ignoré, comme transparent, ou bien objet de lacérations, voire de mutilations, qu’il s’anime de furieux tremblements ou encore exprime la sérénité. Car c’est bien de l’expression qu’il s’agit ici, et en toile de fond d’un langage, du langage. Le corps qui irradie dans les images de sa présence souvent exceptionnelle, au delà de l’humain, fait signe par lui-même ou bien en se combinant avec d’autres. Il dialogue avec des éléments de la nature – l’eau, le feu, la terre, la pierre -, ou l’acier des instruments qui caractérisent certains rites ; il s’inscrit dans des paysages, cherche parfois à s’y fondre. Seul ou associé à d’autres, il prend part à un mouvement, développe une séquence dont la photographie fixera un instant significatif. Celle-ci nous le fait imaginer silencieux, ou à l’inverse pris dans un vacarme assourdissant. “Le Don” de Giorgia Fiorio est le récit d’une confrontation avec tous ces corps qui sont autant de signes, de « fragments de discours » pour reprendre une formule de Roland Barthes. Elle ne cherche pas à les rendre plus lisibles, ni même à les expliquer. Elle nous laisse libres de la suivre sur les chemins de leur mystère, ou bien de les appréhender autrement, les regarder comme une forme pure, une soudaine dépense d’énergie, un éclat de lumière.

« Le Don » est une question que Giorgia Fiorio pose à l’homme – au sens générique du terme -, autant qu’à elle-même. Démarche à la fois objective et subjective, documentaire et artistique : car dans ce travail, il n’y a pas de contenu sans forme et inversement. Les préoccupations visuelles se mêlent étroitement à celles de la pensée. Cette photographie répond à un désir méthodique d’investigation et elle est instrumentalisée en ce sens ; mais certaines images se révèlent être après-coup des éclairages insoupçonnés, inattendus sur le sujet. D’autre part, la tension perceptible dans les scènes photographiées trouve souvent un prolongement dans la forme même de l’image, la composition, les plans, les perspectives, la lumière qui éclaire les personnages et les paysages, et c’est une heureuse correspondance. Plus généralement, quelque chose dans l’essence même de la photographie adhère à la nature de ce sujet : le mot qui sert à décrire la particularité de l’image photographique n’est-il pas celui de révélation ? Giorgia Fiorio s’emploie à saisir un phénomène de l’ordre du surgissement dans les rites et cérémonies qu’elle photographie. Ce pourraient être ces instants où « ça » parle, selon la formule du psychanalyste Jacques Lacan. Enfin, il y a du mystère dans le fait qu’une image nous « parle » plus qu’une autre ; ce mystère ne rejoindrait-il pas celui de ces scènes que Giorgia Fiorio nous donne à voir ?

Gabriel Bauret, Sur les chemins du mystère, dans Le don, par Giorgia Fiorio, Arles, Actes Sud, 2009

La femme du don

La femme que j’ai rencontrée porte en elle un don, elle est la femme du don. Ce don — dit-elle — elle l’a offert parce qu’elle l’a reçu, elle l’a donné alors même qu’elle le prenait, elle le rend et le retrouve entre ses mains dans la simultanéité immédiate qui distingue les choses antécédentes ou définitives, aurores en attente ou nuits éternelles, “pas encore” ou “jamais plus” où n’habite qu’un indistinct, un indéterminé, si incertain qu’il en devient certitude pleine, totale indocilité. Son don — dit-elle — est l’âme mystérieuse, nue, rassérénée, qui habite les corps, mais il est aussi corps qui s’offre comme figure de l’âme, et qui dans ce mouvement même, en ce qu’il est figure, disparaît derrière l’âme, est, enfin, âme. 

Elle dit que son don est vie et mort aussi, car sans la vie, il n’y a pas mort mais inertie, et sans la mort il n’y a pas vie, mais seulement mouvement sans intention, transformation pour ne rien devenir. Son don — dit-elle — est la foi en un Ailleurs qui est ici continuellement et toujours, la disponibilité d’un Absent qui appelle le monde depuis les origines du monde. Son don est force, tension, corde tirée par les deux bouts, horizon lancé, toujours plus au-delà et plus en deçà. Un corps ligoté par de grosses cordes mais qui se hisse sur ses bras à San Pedro Cutud pour la Semaine Sainte, écrasé en même temps qu’attiré, maltraité et intensément tendu, un arbre sec dans le désert soudanais, synonyme de soi et de son contraire, sans feuilles, rien que les éclairs ou les restes enfumés d’un incendie. Une main aux lignes nettes et un visage flou, le besoin exprimé avec une intensité extrême par les yeux d’une musulmane, de Somalie peut-être, et sa certitude dans l’exaucement, dans l’assouvissement impossible mais éternellement nécessaire. Son don — dit-elle — c’est le combat de deux corps qui reforment le premier couple divisé qui sait pourquoi, l’enchevêtrement un jour démêlé, de façon inattendue, puis recomposé par la lutte Kusti, et c’est le vousseau renversé, simultanément en équilibre et en suspens, précaire, de deux lutteurs Sumo. C’est les deux habitants du Mato Grosso qui façonnent ensemble une double voilure, ou un arc tendu par un bâton trop mince qui semble pourtant supporter les palmiers dans le fond . Tous les membres, qui ne se heurtent pas mais qui enfin se rencontrent comme cela a été et comme cela certainement sera, sont le don. 

Le don — dit-elle — est le cercle qui se ferme dans le rythme perpétuel avant tout avant et après tout après et pourtant toujours maintenant, c’est le mouvement rotatoire des derviches, l’essor que prirent les étoiles en leur temps. Et don sont les lignes courbes, filaments en qui sait quels cieux, ou porosité d’une échelle d’argile, comme dentée, sur le Machupicchu, ou les reflets d’un rocher d’or, ou une crinière de pierre allongée sur la mer de l’île de Pâques, rondeurs très douces et fermement ondoyantes qui n’ont pas divisé les espaces mais les ont laissés s’ajuster et se reconstituer. Le don est la double verticalité, les pieds tendus vers le ciel et les mains fermes pour empoigner la terre tandis qu’en position habituelle droite quelqu’un t’aide à rester immobile en suspension renversée, durant Kunbh Mela ou autour de Bénarès. Et puis — dit-elle — le don est la puissance primordiale nullement chaotique mais très composée, forme pleine, première et ultime résolution d’énergie, l’incroyable immobilité d’un drap de toile qui se déroule dans le vent, la solide stabilité de l’eau glacée qui coule sur les corps des Yamabushi ou de l’eau tiède d’une cataracte sur l’Isla Hispaniola, immobilité du mouvement égale et identique à celle d’un corps étendu mains et pieds liés dans une petite gorge quelque part sur les Andes, ou d’un homme sur l’Île de Pentecôte, dans sa chute freinée. 

La femme du don dit que la simultanéité des opposés est exactitude et qu’elle se condense exactement dans l’idée de grâce, c’est-à-dire gratuité, concession libre et libre acceptation, assouvissement global et sans motif, sans rétribution mais plein de compensation, sans mérite, sans droit, donation vraie, le don que Dante éclaire dans le Convivio quand il écrit que d’après « les sages […] la face du don doit ressembler à celle de celui qui le reçoit, c’est-à-dire qu’elle lui convienne, et qu’elle soit utile ». 

J’accompagne la femme du don dans son voyage, avec discrétion pour ne pas troubler sa perception et sa pensée, je l’écoute quand elle dit que le don est qualité, vertu, un bien accordé et reçu par la nature ou par la fortune ou par l’Un, je reste silencieux et je l’écoute. Torquato Tasso pensait que « parmi les dons les plus précieux et chers que Dieu ait faits à la nature humaine il y eut celui du parler » et je voudrais ajouter celui de l’écouter, réciproque par nécessité, je me tais et j’écoute la femme du don quand elle dit que le don est communion, bras et mains puissamment tendus, groupés, convergents vers le centre, de Juifs israéliens, affaiblis peut-être mais infatigables, mains d’un prêtre catholique, réunies les doigts croisés mais où le pouce, l’index et le médium s’ouvrent et forment le nombre trois, une trinité, le don ce sont des mains fortes qui portent des croix, des mains sereines qui effleurent des croix, des mains et des pieds qui reposent sur des croix, des mains qui servent à marcher. 

Le don — dit-elle — est un riche oxymore, beaucoup de lignes droites et beaucoup de lignes circulaires qui ne se croisent jamais, parce que se croiser signifie se couper, se blesser, se lacérer, la souffrance du détachement, elles s’effleurent plutôt et forment l’harmonie absolue et silencieuse d’un jardin zen. Elle dit que don est le corps noir peint de blanc, le corps noir vêtu de blanc, le bijou blanc sur un bras noir ou les mains jointes abaissées en prière dans les rites Candomblé, ou le sang coagulé, mais qui coule, on ne sait combien de temps encore, on ne voit pas où va s’achever ce flux ténu mais si lourd, et elle dit que le don premier est une nature pure et immaculée, avant toute créature, rien que des cimes, des sommets de montagnes et un ciel haut recouvert de nuages, ruisselant de nuages, et tu te demandes pourquoi parfois la terre est plus haute que le ciel, pourquoi la terre est plus lumineuse que le ciel, tu te demandes pourquoi ces convexités implacables continuent sans contradiction et sans priorité à porter le poids d’une histoire passée. Tu te demandes : pourquoi persévèrent-elles, en toute gratuité et ajustement, à émettre des corps que la terre submerge, des corps se posant du ciel ou attentifs à demeurer suspendus entre les deux, participant des deux ? 

Où qu’elle aille, la femme du don, le décor est le plus souvent le plein air, il n’y a presque pas de maisons ni de cabanes, rares sont les lieux déchus et abandonnés, parfois emmêlés aux racines, des racines comme des pierres fondatrices et comme des colonnes, et des pierres comme des racines vives, sinueuses et rampantes d’arbres morts. Quel que soit le lieu où parviendra la femme du don, et où elle s’arrêtera, tous passeront devant elle, s’écouleront le long de la rue marquée, ouverte par des étendards ou des pavillons aériens, puis feront halte, se rassembleront et repartiront ensuite se pressant, et chaque lieu, dans son voyage, fera à elle et à moi, silencieux, le don d’une image, chaque image accompagnée d’un symbole, signes phonétiques pour que le don soit simultanément regardé et entendu, et compris dans les différentes langues multiples qui le disent. La nature des lieux et de ceux qui les traversent deviendra nature des mots. 

Cesare Pavese a écrit que « sortir dans la rue, et trouver de l’herbe, des cailloux, émeut tout autant qu’une grande grâce, autant qu’un don de Dieu, autant qu’un rêve », mais il n’y a pas là l’herbe d’un jour quelconque, il n’y a pas les cailloux d’un demain ou d’hier, et le rêve n’est pas là ; à sa place l’éternité de la veille perpétuelle d’un toujours aujourd’hui. J’accompagne la femme du don, je regarde les cavités et les crevasses sombres, je n’éprouve aucune crainte, mais le fait de seconder. Je me tais parce que le don engendre de l’énergie muette, et ce qui reste est la stupeur, et l’attente. 

Daniele Del Giudice, La femme du don, dans Le don, par Giorgia Fiorio, traduit par Jean-Paul Manganaro, Arles, Actes Sud, 2009

Le don · 2000/2009

Quelle force entraîne les foules de pèlerins à travers les plus hautes montagnes et l’étendue infinie des déserts ? Qu’ont donc en commun ceux qui lèvent les mains au ciel et ceux qui frappent le front contre le sol ? Pourquoi certains sont-ils nus et d’autres couverts jusqu’aux yeux, d’autres rasés, polis comme des amandes, ou bien avec des cheveux longs mêlés à la barbe dans d’immenses turbans ? Qui habite les corps transpercés des flagellants, qui les membres couverts de cendre, qui se cache sous la peau, peinte ou tatouée de dessins enchevêtrés, qui derrière les masques, qui derrière le voile ? L’extase, la transe, la contemplation et la méditation mènent-elles à une perception indicible de la mort, ou bien à une réalité physique déchirante ? A travers l’expérience directe, sans intentions encyclopédiques, j’ai pendant neuf ans suivi la voie d’un projet photographique autour d’un cheminement personnel : “le Don”.

Aux origines des croyances, dans les premiers textes sacrés, comme dans la tradition orale païenne des ancêtres, apparaît toute une trame de correspondances : rituels, gestes répétés, échos d’un même frémissement face au mystère de l’existence. Au-dessus de l’espace-temps universel, se croise un labyrinthe de parcours à la recherche d’unisson entre l’identité extérieure de l’individu et son moi profond.

L’histoire des croyances, en parallèle avec celle du langage, trace le chemin du genre humain. Le langage et l’écriture racontent l’histoire sociale, relative à la connaissance, à l’échange et à la confrontation entre les êtres humains ; les croyances tracent, aux origines, l’histoire intérieure de chaque individu, chacune dans son propre tissu culturel et dans une perception toute personnelle de l’inconnu : le Mystère, le sacré, l’occulte, le passé ancestral, le futur intangible, les cycles de la Nature, les Eléments, l’idée du Temps, la dimension de l’Espace, et enfin, le sens de l’Existence dans sa complexité.

Des empreintes de différents parcours convergent jusqu’à se superposer dans le sillage du mot don. Dans ses multiples acceptions, don est l’un des mots les plus anciens du langage. Dans sa qualité transitive, il possède principalement deux sens : offrir/donner et recevoir, ou même prendre. Mais la question qui se pose depuis toujours est la suivante : offrir/recevoir “quoi”. La finitude de l’existence physique semble entrelacée autour de l’évidence du Mystère. La vie humaine reçue comme grâce et offerte comme tribut, sacrifice, consécration… Ces deux “visions premières” donnent naissance à de multiples interprétations, se déclinant d’une civilisation à l’autre au fil du temps : au fond de toutes les questions, inéluctable, la dimension corporelle de la condition humaine marque chacun des rituels. A codifier dans le geste, discipliner, réprimer, mortifier, purifier, honorer, orner, dénuder, posséder, délivrer, le corps – tout particulièrement la “chair”, en tant que matière, et en même temps la “figure”, comme représentation et paradigme de l’individu – est le “porteur” paradoxal de la dimension spirituelle. Le messager entre la vie et la mort. Peut-être, si l’âme est ombre, le corps est-il ombre de l’ombre.

Le Don est la vie et, indissoluble, la mort aussi. L’espoir promis d’une vie autre au-delà de la vie et encore d’autres vies au-delà de la sienne, le cercle se referme : la vie reçue, grâce qui génère encore de la vie. Aussitôt rendue.

Giorgia Fiorio, Le don · 2000/2009, dans Le don, par Giorgia Fiorio, traduit par Claude Templier, Arles, Actes Sud, 2009

HUMANUM

Depuis 2010 le projet Humanum l’archéologie de l’Être adresse la perception contemporaine de la figuration humaine dans la statuaire archaïque. Nominatif et accusatif, le terme humanum, sujet-objet de cet il y a que la vision1 incarne, anime une figure dont la présence se conçoit dans la marge d’un lien de réflection où le sujet sculpté et le sujet observateur se contemplent. Forme tangible de l’invisible, la sculpture est inhérente à une métamorphose continue qui ne participe pas à la définition de son volume, si je peux en supposer l’apparence, « diversement relevée2 », dans une photographie, une surface plane par définition. Mais la photographie n’est qu’un signe à travers l’obscurité; c’est l’archéologie de la lumière à creuser dans l’ombre la forme invisible. Et dans la lumière seulement prend forme cette vie qui contemple celui qui contemple la figure statuaire.

À côté du temple, du chef-d’œuvre, à côté de tout ce qui inscrit sa présence dans le monde, “ j’étais là ” est l’imparfait-actuel désignant l’expérience — le — où le verbe jette aujourd’hui son image. Sans ombre ni empreinte, sans l’évidence d’une trace visuelle, « l’être là », ne nous semble plus réel sans témoins invisibles avec qui “partager” une mémoire à effacer. Dans le paradigme inverse, quand l’histoire humaine n’a pas d’image, la reconnaissance que ce qui vit, vit au delà de l’existence et de sa manifestation, inscrit une présence invisible dans un corps transcendant la mesure de l’éphémérité humaine. Par l’éclosion d’une transfiguration infinie au sein de la statue immobile dans la variation de la lumière, organisées par ensembles-polyptyques nommés Paradeïgma, les œuvres interrogent la mémoire de la vie dans une figure androgyne, d’âge e de “ race ” indéfinissables. Tel que le paradigme du verbe se déclinant à tous les temps où je l’imagine, le terme grec parádeïgma exprime l’idée du modèle-exemplaire. Les œuvres ne reproduisent pas quelque chose ou quelqu’un, elles interrogent ce qui simplement « est », unique et different pour chacun qui contemple la figure-archetipe dans le corps sculpté.

Pour ce projet Fiorio a travaillée jusqu’à present au Musée National de Acropolis et au Musée National Archéologique d’Athènes; au Musée du Louvre à Paris; à l’Iraq Museum de Bagdad; au Kunsthistorisches Museum de Vienne; au Musée National Archéologique de Chypre à Nicosia; au Egyptian Museum du Caire; avec la Commission Royale de Al-Ula au King Saud Museum de Riyadh et au Jordan Museum de Amman et à la Collection Al Thani de Paris. Le projet a été présenté pour la première fois en 2018 au Collège de France au sein de la Chaire Européenne de Victor Stoichita. 

1 Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, p. 12-13 : « Il faut que la pensée de science – pensée de survol, pensée de l’objet en général – se replace dans un « il y a » préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas par ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes. » L’expression est reprise par Merleau-Ponty plus loin à page 54 : « Cette vision de fait, et le « il y a » qu’elle contient, ne bouleversent pourtant pas la philosophie de Descartes. Étant pensée unie à un corps, elle ne peut par définition être vraiment pensée » Et encore à page 56 : « Secret perdu, et, semble-t-il, à jamais : si nous retrouvons un équilibre entre la science et la philosophie, entre nos modèles et l’obscurité du « il y a », il faudra que ce soit un nouvel équilibre. » 

2 H. Bergson, La vie et l’œuvre de Ravaisson, in La Pensée et le Mouvant, Paris, Felix Alcan, 1934, pp. 264-265. 

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L’Archéologie de l’Être · Giorgia Fiorio

Cumfinis

D’une part, il y a la dimension horizontale des confins géographiques, et, de l’autre, la transparence immatérielle de l’air qui, de la verticale du ciel, croise le cercle de la mer. Alors se dilate l’espace qui sépare cette hauteur de tout ce qu’elle surplombe : le coton de nuages flottants, à la dérive dans le ciel, la marqueterie de glace qui aiguise les sommets comme des lames et s’enfonce dans des amphithéâtres infinis, avant de couler, soudain liquide, sur les rochers, et de briser le silence des forêts en creusant la pierre au fond des vallées. Pareils à des serpents bleus, les fleuves et les rivières se déroulent en silence sur la carte géographique. Mais quelle est la réfraction de l’eau, quel est le vacarme qui fait briller les cailloux sur la grève ?
Quelle est la giration qui, dans le flux et le reflux des vagues, imprime la rotation de la mer et transforme chaque roche, en la forgeant, en une pierre ronde ? Limites contiguës qui métamorphosent la perpétuelle morphologie des choses en une osmose de l’une dans l’autre. Quelle est dès lors la frontière primordiale d’où s’élance désormais le regard hors de ce corps dont le cœur bat jusqu’à la pointe des ongles ? Où est l’extrême frontière de la pensée qui traverse ce corps et, en le dépassant, projette devant soi l’espace du monde qu’elle contemple en soi ?

 

Le Don

Pourquoi les pèlerins aspirent-ils par milliers à cette ascension extrême de la rocaille des montagnes? Pourquoi certains sont-ils nus et d’autres couverts jusqu’aux yeux, et d’autres encore rasés, ou bien entouré de leur barbe et de leurs cheveux dans de grands turbans ? Qui habite ces corps ruisselant de sang, aux membres ceinturés, couverts de cendres, ornés d’ossements, de plumages et d’accessoires crochus ? Qui se trouve sous la peau peinte de signes enchevêtrés ou tatouée avec le feu ? Qui se cache derrière le masque, derrière le voile ?
Devant les cycles de la Nature, la voûte du Cosmos, le passé ancestral, l’avenir intangible, les dimensions, les distances, les proportions des choses, un même frisson parcourt un labyrinthe d’itinéraires en déployant la trame des gestes qui codifient l’espace-temps rituel. De par sa qualité transitive, le terme don, de même qu’hôte, opère la convergence de sens indissolubles et opposés : offrir, recevoir ; immoler, remercier ou encore prendre et rendre. Mais le sens le plus mystérieux du mot don désigne ce qui réunit les contraires : dans les pictogrammes sumériens du ive millénaire avant J.-C., le terme khadra est formé d’un X au centre d’un cercle, « ce qui est dedans », « ce qui est au fond du cœur ». L’écho d’une unique réverbération dépasse les contradictions et les entrelace dans une chaîne de correspondances, si bien qu’on se demande quel est le pivot sur lequel tous les rituels s’articulent autour du mystère de l’évidence corporelle au cours de son passage sur terre. Le Don est la vie, animant le souffle qui la traverse, ce que nous inspirons et expirons de cet Esprit qui se rend, dit-on, quand on expire. 

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Sur les chemins du mystère · Gabriel Bauret
La femme du don · Daniele Del Giudice
Le don · 2000/2009 · Giorgia Fiorio

Des Hommes

À vingt ans, ce qui m’interpelle, c’est la mémoire aveugle de choses qu’on n’a jamais vues ; je veux voir, je veux regarder tout ce que l’on ne peut approcher. La réalité enfouie d’hommes cachés au sein de communautés fermées, des communautés humaines liées entre elles par des liens de fraternité et des codes d’honneur. Des communautés d’autant plus impénétrables que, en dernière analyse, on est seul et sans mots face à la mort aussi bien qu’à la vie. Des communautés masculines uniquement parce que la femme, qui renferme le mystère de la vie, est le premier anneau de la chaîne humaine. Des hommes, figures masculines, certains hommes en particulier. Figures distinctes les unes des autres et indissolubles de l’« imaginaire d’un “idéal” du mâle occidental » qui appartient à un passé récent. Figures invisibles à la surface quotidienne du présent : boxeurs américains, mineurs de charbon, légionnaires de la Légion étrangère, toreros de l’Espagne immémoriale, sapeurs-pompiers, marins, pêcheurs et navigateurs de tous les ports, hommes de la mer. Des hommes interroge la figure incarnée du mystère indicible qui anime la flamme de tout destin humain face à son éphémérité.

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Les figures de la photographie · Gabriel Bauret
FIGURÆ · Régis Debray