Le don · 2000/2009

Quelle force entraîne les foules de pèlerins à travers les plus hautes montagnes et l’étendue infinie des déserts ? Qu’ont donc en commun ceux qui lèvent les mains au ciel et ceux qui frappent le front contre le sol ? Pourquoi certains sont-ils nus et d’autres couverts jusqu’aux yeux, d’autres rasés, polis comme des amandes, ou bien avec des cheveux longs mêlés à la barbe dans d’immenses turbans ? Qui habite les corps transpercés des flagellants, qui les membres couverts de cendre, qui se cache sous la peau, peinte ou tatouée de dessins enchevêtrés, qui derrière les masques, qui derrière le voile ? L’extase, la transe, la contemplation et la méditation mènent-elles à une perception indicible de la mort, ou bien à une réalité physique déchirante ? A travers l’expérience directe, sans intentions encyclopédiques, j’ai pendant neuf ans suivi la voie d’un projet photographique autour d’un cheminement personnel : “le Don”.

Aux origines des croyances, dans les premiers textes sacrés, comme dans la tradition orale païenne des ancêtres, apparaît toute une trame de correspondances : rituels, gestes répétés, échos d’un même frémissement face au mystère de l’existence. Au-dessus de l’espace-temps universel, se croise un labyrinthe de parcours à la recherche d’unisson entre l’identité extérieure de l’individu et son moi profond.

L’histoire des croyances, en parallèle avec celle du langage, trace le chemin du genre humain. Le langage et l’écriture racontent l’histoire sociale, relative à la connaissance, à l’échange et à la confrontation entre les êtres humains ; les croyances tracent, aux origines, l’histoire intérieure de chaque individu, chacune dans son propre tissu culturel et dans une perception toute personnelle de l’inconnu : le Mystère, le sacré, l’occulte, le passé ancestral, le futur intangible, les cycles de la Nature, les Eléments, l’idée du Temps, la dimension de l’Espace, et enfin, le sens de l’Existence dans sa complexité.

Des empreintes de différents parcours convergent jusqu’à se superposer dans le sillage du mot don. Dans ses multiples acceptions, don est l’un des mots les plus anciens du langage. Dans sa qualité transitive, il possède principalement deux sens : offrir/donner et recevoir, ou même prendre. Mais la question qui se pose depuis toujours est la suivante : offrir/recevoir “quoi”. La finitude de l’existence physique semble entrelacée autour de l’évidence du Mystère. La vie humaine reçue comme grâce et offerte comme tribut, sacrifice, consécration… Ces deux “visions premières” donnent naissance à de multiples interprétations, se déclinant d’une civilisation à l’autre au fil du temps : au fond de toutes les questions, inéluctable, la dimension corporelle de la condition humaine marque chacun des rituels. A codifier dans le geste, discipliner, réprimer, mortifier, purifier, honorer, orner, dénuder, posséder, délivrer, le corps – tout particulièrement la “chair”, en tant que matière, et en même temps la “figure”, comme représentation et paradigme de l’individu – est le “porteur” paradoxal de la dimension spirituelle. Le messager entre la vie et la mort. Peut-être, si l’âme est ombre, le corps est-il ombre de l’ombre.

Le Don est la vie et, indissoluble, la mort aussi. L’espoir promis d’une vie autre au-delà de la vie et encore d’autres vies au-delà de la sienne, le cercle se referme : la vie reçue, grâce qui génère encore de la vie. Aussitôt rendue.

Giorgia Fiorio, Le don · 2000/2009, dans Le don, par Giorgia Fiorio, traduit par Claude Templier, Arles, Actes Sud, 2009