{"id":392,"date":"2021-10-14T13:13:16","date_gmt":"2021-10-14T13:13:16","guid":{"rendered":"https:\/\/www.giorgiafiorio.com\/?p=392"},"modified":"2021-10-23T07:46:48","modified_gmt":"2021-10-23T07:46:48","slug":"figurae","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/www.giorgiafiorio.com\/figurae\/","title":{"rendered":"FIGUR\u00c6"},"content":{"rendered":"\n

Scandaleuse, cette plong\u00e9e en noir et blanc dans les bas-c\u00f4t\u00e9s, les bas-fonds de notre soci\u00e9t\u00e9 idol\u00e2tre et narcissique, que le glamour anesth\u00e9sie et que le r\u00e9el offusque. Plus que d\u00e9rangeante, cette enqu\u00eate : provocante et n\u00e9cessaire. Jugez plut\u00f4t. L\u2019\u00e9poque est aux vedettes, aux champions et au people <\/em>: voici des groupes anonymes, des visages inconnus, des chor\u00e9graphies involontaires et sans danseur \u00e9toile. L\u2019\u00e9poque est f\u00e9minine, parle mixit\u00e9 et parit\u00e9 : voici du masculin \u00e0 cru, des collectifs m\u00e2les et rugueux, des durs \u00e0 cuire fort peu ravissants. Cela est deux fois intempestif. Jamais Helmut Newton n\u2019aurait commis pareille faute de go\u00fbt, bon ou mauvais. Paparazzi s\u2019abstenir. Nous voil\u00e0 sortis du cadre. En de\u00e7a. En dessous. Dans des lieux en clair obscur, marginaux et m\u00e9pris\u00e9s, dont ne se repaissent pas nos couvertures de magazine ni nos reporters d\u2019actualit\u00e9. Des sous-sols que nos soci\u00e9t\u00e9s de luxe ont perdu l\u2019habitude de regarder, jusqu\u2019\u00e0 oublier leur existence. En nous mettant face \u00e0 des gestes, des expressions, des nudit\u00e9s tellement naturelles qu\u2019elles nous paraissent obsc\u00e8nes, dress\u00e9s comme nous le sommes \u00e0 l\u2019artifice et au maquillage, Giorgia Fiorio r\u00e9veille l\u2019angle mort de notre champ de vision. Et peut \u00eatre celui d\u2019une civilisation.<\/p>\n\n\n\n

Que voyons-nous donc ici ? Des corps. Mais non des corps objets. Noueux, charbonneux, musculeux, visqueux. Des corps surpris au travail, en sueur, \u00e0 l\u2019exercice. Pas du tout fait pour la montre ou le spectacle (sauf un torero en posture de matador, d\u2019une beaut\u00e9 emphatique et par trop \u00e9loquente). Nous vivons tous, en Occident, dans des soci\u00e9t\u00e9s \u00e0 proth\u00e8ses, distantes et cosm\u00e9tiques, qui ignorent l\u2019effort physique parce qu\u2019elles ont oubli\u00e9 la tranch\u00e9e et la charrue, la guerre du fantassin et le labeur du paysan. Comme le remarquait r\u00e9cemment un historien du service militaire, \u00ab le m\u00e2le adulte fran\u00e7ais de vingt ans a certes gagn\u00e9 une quinzaine de centim\u00e8tres depuis 1914, mais il a perdu en masse musculaire, en rusticit\u00e9 et en r\u00e9sistance \u00bb. Notre monde urbain, trop urbain, qui tend \u00e0 quitter les ateliers pour les bureaux et d\u00e9l\u00e8gue \u00e0 ses immigr\u00e9s la truelle et le marteau piqueur, s\u2019adonne certes au culte de la forme et de la mise en forme. Il porte m\u00eame le nu aux nues, mais c\u2019est un nu abstrait et tr\u00e8s travaill\u00e9, m\u00eame s\u2019il ne travaille pas. Le corps, on le veut ponc\u00e9, svelte et propre, s\u00e9duisant au possible, donc retouch\u00e9 et relook\u00e9. \u00c9rotique et plastique, esth\u00e9tis\u00e9, voire silicon\u00e9 et plastifi\u00e9. Dans le sport de haut niveau comme dans l\u2019exhibition culturiste, la cam\u00e9ra capte la performance finale, non le dressage, le dopage et l\u2019entra\u00eenement pr\u00e9alables, dont on se d\u00e9tourne pudiquement. Le corps id\u00e9al du contemporain est beau comme une fleur coup\u00e9e et couch\u00e9e sur papier glac\u00e9 \u2013 inodore et gratuite, d\u00e9lest\u00e9e de son humus de sueur et de larmes. Rien de tel ici. La chair a retrouv\u00e9 sa pesanteur, et l\u2019incarnat sa gravit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Il y a plus grave. Le tout-\u00e0-l\u2019ego r\u00e9gnant place le corps guerrier, sportif ou d\u00e9sirable sur un pi\u00e9destal mais \u00e0 une condition : que sa gloire soit solitaire et nominative. Qu\u2019il fasse resplendir un nom propre, une c\u00e9l\u00e9brit\u00e9, un monstre sacr\u00e9. Ici, pas de champion, ni de h\u00e9ros, ni de podium. Le groupe est sa propre all\u00e9gorie. \u00c9mergent sous nos yeux des corps multi-individuels, d\u00e9jouant l\u2019idole et l\u2019ic\u00f4ne, que ne sommes aucune figure de proue, leader ou vedette reconnaissable. Des figures collectives sans t\u00eate, o\u00f9 l\u2019esprit de corps fait de chacun le jumeau de son voisin, son semblable et son fr\u00e8re. Voil\u00e0 mise en lumi\u00e8re, en toute impudeur, une zone d\u2019ombre taciturne, archa\u00efque si l\u2019on veut, d\u2019avant notre culte des notoires et illustres et m\u00eame d\u2019avant la grande d\u00e9liaison moderne. Dans ces promiscuit\u00e9s, o\u00f9 la distance interpersonnelle, l\u2019intervalle cod\u00e9e et convenable entre deux individus, n\u2019est plus respect\u00e9e. Agr\u00e9gats primitifs, mol\u00e9cules \u00e0 atomes compacts, sans hi\u00e9rarchie ni protocole, \u00e9tranges coagulations plastiques, o\u00f9 se d\u00e9tricote \u00e0 contre-fil le grand r\u00e9cit de la modernit\u00e9, qui nous raconte comment s\u2019est d\u00e9gag\u00e9e, de haute lutte, la personne de ses entraves collectives comme s\u2019extrait une souverainet\u00e9 d\u2019une glu opaque et fatidique. Nos m\u00e9taphysiques de la libert\u00e9 ne sont pas celles de l\u2019esprit de corps tel que le restitue ici la crudit\u00e9 d\u2019un regard aux limites de l\u2019inconvenant. D\u2019o\u00f9 un certain embarras, qui n\u2019est pas loin du malaise. Nous ne savons plus bien en quoi consiste une appartenance, comment s\u2019op\u00e8re le nouage d\u2019un nous<\/em>, lequel n\u2019est pas, et loin s\u2019en faut, le pluriel d\u2019un je<\/em>. Mesurons bien ce que le nombrilisme occidental nous a fait perdre de vue, et d\u2019o\u00f9 vient notre d\u00e9sarroi devant la plan\u00e9taire remont\u00e9e des tribus et des ethnies. Les grands affairements communautaires qui remuent les Continents \u2013sauf le n\u00f4tre, en Europe \u2013  nous prennent \u00e0 revers apr\u00e8s deux si\u00e8cles de s\u00e9paratisme et nous poussons des cris d\u2019orfraie devant le simple rappel de la plus ordinaire, la plus imm\u00e9moriale des conditions : le coude-\u00e0-coude, le corps-\u00e0-corps disciplinaires.<\/p>\n\n\n\n

Le voil\u00e0 d\u2019autant plus d\u00e9rang\u00e9, notre contemporain que les projecteurs \u00e9garent \u00e0 force d\u2019\u00e9blouir, qu\u2019il perd ici le secours de nos mythologies les mieux achaland\u00e9es. Celles-ci exaltent de pr\u00e9f\u00e9rence les nobles identit\u00e9s chevaleresques ou mystiques. Moines en coule de bure et capuchon blanc, soldats sabre au clair, pantalon rouge et casoar\u2026 Giorgia Fiorio n\u2019a pas mis en sc\u00e8ne les grands corps pieux de l\u2019\u00c9tat de droit et de l\u2019\u00c9glise du Christ, les Ordres au d\u00e9pouillement sublime, les Acad\u00e9mies brod\u00e9es d\u2019or, les Magistratures \u00e0 pourpre et hermine, mais de basses castes industrieuses. Travailleurs sans prestige de la mer et du feu, de la mine, du ring et de l\u2019ar\u00e8ne, sobrement professionnels, sans m\u00eame l\u2019aura des gangs et des maffias, assujettis qu\u2019ils sont \u00e0 d\u2019humbles fonctions productives, pour nous distraire, nous prot\u00e9ger ou nous alimenter. Ces corporations normalement constitu\u00e9es, ce ne sont pas les malheureux am\u00e9ricains des ann\u00e9es noires, ceux de Walker Evans et de Dorothea Lange. Ni les poulbots, les bougnats et les marchands de ballon des faubourgs parisiens \u00e0 la Doisneau. Ils ne sont ni po\u00e9tiques ni pittoresques. Entre la foule et la bande, entre la \u00ab vile multitude \u00bb et le sel de la terre : ces domaines secrets ne quittent pas l\u2019ordinaire. D\u2019o\u00f9 un regard neutre, un lyrisme froid, qui ne met pas son objet \u00e0 distance mais ne cherche pas non plus \u00e0 envo\u00fbter ou \u00e0 s\u00e9duire au nom d\u2019une connivence raciale, ethnique ou messianique, \u2013 eine Volk<\/em> ou Classe \u00e9lue. La photo ne chante pas la col\u00e8re, la guerre ni la haine. Elle n\u2019est pas au service d\u2019une cause \u00e0 majuscule. Elle ne sublime ni ne d\u00e9value. Ce n\u2019est pas le regard fascin\u00e9 et pros\u00e9lyte de Leni Riefenstal exaltant le Triomphe de la Volont\u00e9 en sublimant avec des contre-plong\u00e9es de magnifiques dieux du stade, acad\u00e9mies hyperboliques et d\u00e9monstratives. Non plus que la propagande sovi\u00e9tique de haute \u00e9poque, cadrant les athl\u00e9tiques d\u00e9tachements d\u2019avant-garde de la classe ouvri\u00e8re, d\u00e9filant sur la Place Rouge aux pieds du Politburo, happ\u00e9s par l\u2019avenir radieux. Le regard n\u2019est pas non plus m\u00e9prisant, ni aristocratiquement d\u00e9go\u00fbt\u00e9. Disons-le post-politique. Ni patriote ni militant. Voyeur ? Non. Simplement respectueux. Quoique peut-\u00eatre admiratif.<\/p>\n\n\n\n

Ce qui pourrait passer pour un \u00e9loge sinon de la force du moins des fraternit\u00e9s viriles, il fallait de nos jours une femme pour l\u2019oser. Pour forcer la porte, indiscr\u00e8tement, de ces m\u00e2les entre-soi. Les gender studies<\/em> auraient pu prendre l\u2019affaire en main, et les f\u00e9ministes porter plainte contre l\u2019auteur(e). Ces photos de famille sans m\u00e8res s\u0153urs et \u00e9pouses, eussent-elles \u00e9t\u00e9 d\u2019un comp\u00e8re, auraient vir\u00e9 au plaidoyer pro-domo<\/em>, machiste et fascisant. Cet arma virumque cano<\/em> n\u2019est pas ici \u00e0 propos, d\u2019autant moins qu\u2019on ne nous montre ni armes ni h\u00e9ros en armes, mais plut\u00f4t des gueules noires et des dos en sueur. Il fallait un certain culot, cela dit, pour lever le voile sur des m\u00e9tiers, des vocations et des enceintes \u2013 la L\u00e9gion \u00e9trang\u00e8re en est encore une, au sein m\u00eame d\u2019une arm\u00e9e de Terre qui met \u00e0 l\u2019ordre du jour la f\u00e9minisation de ses cadres \u2014 o\u00f9 la f\u00e9minit\u00e9 n\u2019a pas sa place. Chacun sait qu\u2019en mati\u00e8re de pers\u00e9v\u00e9rance, endurance, ob\u00e9issance et ma\u00eetrise de soi, les femmes peuvent nous tenir la drag\u00e9e haute. La force physique n\u2019est pas la cause de cette s\u00e9gr\u00e9gation mill\u00e9naire, non plus que les aptitudes d\u2019un sexe qu\u2019on ne dit faible que par antiphrase, pour se flatter. C\u2019est tout bonnement un trait de culture, h\u00e9rit\u00e9 de temps tr\u00e8s anciens, et Jeanne d\u2019Arc est l\u2019exception qui confirme la r\u00e8gle. L\u2019\u00eatre qui donne la vie n\u2019est pas fait pour infliger la mort, pas plus aux animaux qu\u2019aux humains. Pas de femmes dans les abattoirs, chez les bourreaux et les \u00e9gorgeurs attitr\u00e9s. Soigner, oui ; massacrer, non. Cette r\u00e9partition des t\u00e2ches au sein de la Cit\u00e9, entre la m\u00e9decine et le meurtre, l\u2019infirmerie et la tuerie, remonte \u00e0 la pr\u00e9histoire La cueillette des baies et tubercules d\u2019un c\u00f4t\u00e9, la chasse aux gros animaux de l\u2019autre. Et dans nos arm\u00e9es ou nos gendarmeries, les femmes ne participent pas aux groupes d\u2019assaut ou au RAID. Ce n\u2019est pas une question de capacit\u00e9, m\u00eame si les hormones sont diff\u00e9rentes ; l\u2019affaire est d\u2019abord et avant tout d\u2019ordre symbolique. Il y a des veuves de guerre, des veuves de pompiers sacrifi\u00e9s, de p\u00eacheurs perdus en mer, de toreros \u00e9ventr\u00e9s. Dans ces branches d\u2019activit\u00e9 \u00e0 haut risques, le veuf n\u2019est pas s\u00e9ant, et reste des plus improbables.<\/p>\n\n\n\n

Giorgia Fiorio en prend acte, sobrement, et sans pathos, et de ce constat objectif pas vraiment \u00e0 la mode et peut-\u00eatre politiquement incorrect, il faut aussi la remercier. <\/p>\n\n\n\n

Il n\u2019est pas si fr\u00e9quent de capter autour de nous, avec un art aussi ma\u00eetris\u00e9, l\u2019ombre port\u00e9e du n\u00e9olithique sur notre modernit\u00e9, quand tout nous pousse \u00e0 oublier les fondamentaux ind\u00e9l\u00e9biles du vivre- et de l\u2019\u0153uvrer-ensemble.<\/p>\n\n\n\n

R\u00e9gis Debray, pr\u00e9face du livre FIGUR\u00c6<\/em>, par Giorgia Fiorio, Arles, Actes Sud, 2013<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

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