{"id":388,"date":"2021-10-14T13:11:35","date_gmt":"2021-10-14T13:11:35","guid":{"rendered":"https:\/\/www.giorgiafiorio.com\/?p=388"},"modified":"2021-10-14T14:22:14","modified_gmt":"2021-10-14T14:22:14","slug":"sur-les-chemins-du-mystere","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/www.giorgiafiorio.com\/sur-les-chemins-du-mystere\/","title":{"rendered":"Sur les chemins du myst\u00e8re"},"content":{"rendered":"\n

Andr\u00e9 Malraux, dans l\u2019une de ses formules rest\u00e9es c\u00e9l\u00e8bres, pr\u00e9disait une nouvelle \u00e8re marqu\u00e9e par le retour du sentiment religieux, \u00e9voquant ainsi le besoin chez l\u2019individu de croire de nouveau en des valeurs spirituelles, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre longtemps livr\u00e9 au culte de la richesse mat\u00e9rielle, au d\u00e9sir incessant de possession. Beaucoup de photographies de Giorgia Fiorio r\u00e9unies dans ce livre montrent des sujets manifestement emport\u00e9s par une ivresse int\u00e9rieure et s\u2019y abandonnant totalement ; elles sugg\u00e8rent des existences asc\u00e9tiques, lib\u00e9r\u00e9es de toute contingence terrestre. Une force d\u2019ordre mystique ou divin s\u2019est empar\u00e9 de ces sujets et les a entra\u00een\u00e9s vers un au-del\u00e0, comme si leur pens\u00e9e avait pour un instant – celui de la photographie – quitt\u00e9 leur corps. <\/p>\n\n\n\n

Que cherche Giorgia Fiorio en s\u2019engageant dans ce projet qu\u2019elle intitule \u00ab Le Don \u00bb ? Mot qui rev\u00eat plusieurs sens, \u00e0 commencer par le principe de la transitivit\u00e9 : le don, c\u2019est ce que l\u2019\u00eatre humain offre, mais c\u2019est \u00e9galement une qualit\u00e9 qu\u2019il re\u00e7oit en h\u00e9ritage. \u00c0 qui? De qui? Le pr\u00e9sent ouvrage ne r\u00e9pond pas \u00e0 ces questions. Et il n\u2019est pas non plus con\u00e7u comme une enqu\u00eate sur les diff\u00e9rentes manifestations de la foi. Il t\u00e9moigne davantage d\u2019une d\u00e9marche – celle de l\u2019auteur des photographies -, cerne les contours d\u2019une aventure qui s\u2019appuie sur une envie de comprendre, de d\u00e9crire et de partager. La photographie serait-elle alors seulement envisag\u00e9e comme pr\u00e9texte, au service d\u2019une intention qui la d\u00e9passe, de dimension philosophique, voire m\u00e9taphysique? Assur\u00e9ment non, car l\u2019acte photographique, m\u00eame le plus objectif, n\u2019est jamais neutre : il participe d\u2019un choix quant au regard port\u00e9 sur le r\u00e9el – \u00e0 travers notamment l\u2019op\u00e9ration du cadrage -, et les images qui en r\u00e9sultent s\u2019ouvrent ensuite \u00e0 diverses interpr\u00e9tations. \u00ab Le Don \u00bb n\u2019est pas seulement l\u2019histoire du sujet qui s\u2019offre \u00e0 l\u2019acte photographique, c\u2019est aussi celle de Giorgia Fiorio. Elle re\u00e7oit et restitue. Et dans ce mouvement, dans la nature et les qualit\u00e9s m\u00eames de son regard, dans sa mani\u00e8re de mat\u00e9rialiser les images, il y a addition de sens, suppl\u00e9ment d\u2019\u00e9motion, d\u2019\u00e2me, que le spectateur de la photographie est invit\u00e9 \u00e0 s\u2019approprier. Celui-ci revit \u00e0 travers les images l\u2019exp\u00e9rience de l\u2019auteur ou les interpr\u00e8te tout autrement.<\/p>\n\n\n\n

Rites et c\u00e9r\u00e9monies, qu\u2019ils soient d\u2019inspiration religieuse ou pa\u00efenne, solitaires ou fortement organis\u00e9s d\u2019un point de vue social et culturel, voulus ou subis, se jouent ici au carrefour du d\u00e9passement physique de soi et de la recherche spirituelle. Dans un premier temps, l\u2019ambition de Giorgia Fiorio face \u00e0 cette r\u00e9alit\u00e9 complexe dont elle ne conna\u00eet pas n\u00e9cessairement tous les codes – comme confront\u00e9e \u00e0 une langue qui lui est \u00e9trang\u00e8re -, est celle de d\u00e9crypter gestes et attitudes de ses sujets. \u00ab D\u00e9crypter \u00bb est \u00e0 prendre ici au plus pr\u00e8s de son sens \u00e9tymologique, \u00e0 savoir mettre en lumi\u00e8re ce qui est \u00ab cach\u00e9 \u00bb et fait sens – faut-il rappeler, dans un m\u00eame ordre d\u2019id\u00e9es, que la photographie est par d\u00e9finition \u00e9criture de la lumi\u00e8re -. Martin Heidegger \u00e9crivait que \u00ab la philosophie est un chemin qui ne m\u00e8ne nulle part \u00bb. De m\u00eame ici, c\u2019est le cheminement de l\u2019auteur qui importe sans doute plus que l\u2019issue. Mais le d\u00e9roul\u00e9 du livre n\u2019est pas pour autant calqu\u00e9 sur la chronologie des \u00ab missions \u00bb successives \u00e0 partir desquelles le projet a pris corps – au terme de reportage, la photographe pr\u00e9f\u00e8re en effet celui de \u00ab mission \u00bb qui connote un engagement moral plus fort – ; l\u2019ouvrage n\u2019est pas non plus construit sur le mode de l\u2019\u00e9num\u00e9ration, il reposerait davantage sur un principe syncr\u00e9tique qui guide implicitement Giorgia Fiorio dans sa progression. Car il est bien question de progression : chaque mission est porteuse d\u2019un nouvel \u00e9clairage, promet la confirmation de certaines hypoth\u00e8ses.<\/p>\n\n\n\n

Un bref retour sur les travaux ant\u00e9rieurs de Giorgia Fiorio s\u2019impose. Car \u00ab Le Don \u00bb est n\u00e9 d\u2019une \u00e9volution, ou plus exactement il r\u00e9pond \u00e0 une n\u00e9cessit\u00e9, celle de constamment nourrir et d\u00e9velopper une recherche personnelle, tant sur le plan visuel qu\u2019intellectuel. Auparavant, elle s\u2019\u00e9tait pendant plusieurs ann\u00e9es attach\u00e9e \u00e0 travailler sur des communaut\u00e9s principalement masculines, toreros, marins, l\u00e9gionnaires, mineurs entre autres, et dont les vies sont marqu\u00e9es par le recours \u00e0 la force physique, l\u2019exp\u00e9rience de leurs limites, et c\u00f4toyant souvent la mort dans les diverses \u00e9preuves qu\u2019ils affrontent. \u00c0 l\u2019issue de ce travail sur ces communaut\u00e9s, s\u2019est naturellement form\u00e9 le d\u00e9sir d\u2019\u00e9tendre en quelque sorte le regard au-del\u00e0 d\u2019une r\u00e9alit\u00e9 physique, de s\u2019int\u00e9resser \u00e0 d\u2019autres forces, celles de l\u2019esprit, aux manifestations de la vie int\u00e9rieure. Ce qui constitue un enjeu paradoxal pour un photographe : montrer ce qui est abstrait, aussi invisible qu\u2019indicible. Concentrant alors toute son attention et son \u00e9nergie sur ce nouvel objectif, elle adopte la m\u00e9thode du photographe documentaire. Elle quadrille un territoire – aussi bien g\u00e9ographique qu\u2019anthropologique -, et g\u00e8re son calendrier afin de ne manquer aucun des grands rites ou c\u00e9r\u00e9monies qui, aux quatre coins du monde, pourraient enrichir son projet – \u00e0 cela s\u2019ajoute le fait qu\u2019il lui faut braver toutes sortes d\u2019obstacles, tant physiques qu\u2019administratifs -. Chaque mission nouvelle a pour but d\u2019enregistrer un \u00e9v\u00e9nement qui ne figure pas encore \u00e0 son tableau. Mais tout cela ne signifie pas pour autant que Giorgia Fiorio pr\u00e9tend \u00e0 l\u2019exhaustivit\u00e9, ni que le motif de son ouvrage est guid\u00e9 par l\u2019exigence de l\u2019inventaire, du classement. Il s\u2019agit moins pour elle de t\u00e9moigner d\u2019une diversit\u00e9 que d\u2019esquisser les contours d\u2019une qu\u00eate universelle. <\/p>\n\n\n\n

Au terme du p\u00e9riple qui s\u2019ach\u00e8ve avec la parution de ce livre, Giorgia Fiorio a fix\u00e9 ces moments particuliers de l\u2019existence au cours desquels l\u2019\u00eatre humain cherche le sens de la vie, une ou la v\u00e9rit\u00e9, de m\u00eame qu\u2019un salut ; mais elle a aussi \u00e9mis l\u2019hypoth\u00e8se d\u2019un lien entre tous ces moments. Un myst\u00e8re commun qui se loge dans le corps des sujets qu\u2019elle photographie. Que celui-ci, selon le type de communaut\u00e9s religieuses ou spirituelles \u00e0 laquelle le sujet appartient, reste absolument immobile ou dessine au contraire toutes sortes de gestes, qu\u2019il soit ignor\u00e9, comme transparent, ou bien objet de lac\u00e9rations, voire de mutilations, qu\u2019il s\u2019anime de furieux tremblements ou encore exprime la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Car c\u2019est bien de l\u2019expression qu\u2019il s\u2019agit ici, et en toile de fond d\u2019un langage, du langage. Le corps qui irradie dans les images de sa pr\u00e9sence souvent exceptionnelle, au del\u00e0 de l\u2019humain, fait signe par lui-m\u00eame ou bien en se combinant avec d\u2019autres. Il dialogue avec des \u00e9l\u00e9ments de la nature – l\u2019eau, le feu, la terre, la pierre -, ou l\u2019acier des instruments qui caract\u00e9risent certains rites ; il s\u2019inscrit dans des paysages, cherche parfois \u00e0 s\u2019y fondre. Seul ou associ\u00e9 \u00e0 d\u2019autres, il prend part \u00e0 un mouvement, d\u00e9veloppe une s\u00e9quence dont la photographie fixera un instant significatif. Celle-ci nous le fait imaginer silencieux, ou \u00e0 l\u2019inverse pris dans un vacarme assourdissant. \u201cLe Don\u201d de Giorgia Fiorio est le r\u00e9cit d\u2019une confrontation avec tous ces corps qui sont autant de signes, de \u00ab fragments de discours \u00bb pour reprendre une formule de Roland Barthes. Elle ne cherche pas \u00e0 les rendre plus lisibles, ni m\u00eame \u00e0 les expliquer. Elle nous laisse libres de la suivre sur les chemins de leur myst\u00e8re, ou bien de les appr\u00e9hender autrement, les regarder comme une forme pure, une soudaine d\u00e9pense d\u2019\u00e9nergie, un \u00e9clat de lumi\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab\u00a0Le Don\u00a0\u00bb est une question que Giorgia Fiorio pose \u00e0 l\u2019homme – au sens g\u00e9n\u00e9rique du terme -, autant qu\u2019\u00e0 elle-m\u00eame. D\u00e9marche \u00e0 la fois objective et subjective, documentaire et artistique\u00a0: car dans ce travail, il n\u2019y a pas de contenu sans forme et inversement. Les pr\u00e9occupations visuelles se m\u00ealent \u00e9troitement \u00e0 celles de la pens\u00e9e. Cette photographie r\u00e9pond \u00e0 un d\u00e9sir m\u00e9thodique d\u2019investigation et elle est instrumentalis\u00e9e en ce sens\u00a0; mais certaines images se r\u00e9v\u00e8lent \u00eatre apr\u00e8s-coup des \u00e9clairages insoup\u00e7onn\u00e9s, inattendus sur le sujet. D\u2019autre part, la tension perceptible dans les sc\u00e8nes photographi\u00e9es trouve souvent un prolongement dans la forme m\u00eame de l\u2019image, la composition, les plans, les perspectives, la lumi\u00e8re qui \u00e9claire les personnages et les paysages, et c\u2019est une heureuse correspondance. Plus g\u00e9n\u00e9ralement, quelque chose dans l\u2019essence m\u00eame de la photographie adh\u00e8re \u00e0 la nature de ce sujet\u00a0: le mot qui sert \u00e0 d\u00e9crire la particularit\u00e9 de l\u2019image photographique n\u2019est-il pas celui de r\u00e9v\u00e9lation\u00a0? Giorgia Fiorio s\u2019emploie \u00e0 saisir un ph\u00e9nom\u00e8ne de l\u2019ordre du surgissement dans les rites et c\u00e9r\u00e9monies qu\u2019elle photographie. Ce pourraient \u00eatre ces instants o\u00f9 \u00ab\u00a0\u00e7a\u00a0\u00bb parle, selon la formule du psychanalyste Jacques Lacan. Enfin, il y a du myst\u00e8re dans le fait qu\u2019une image nous \u00ab\u00a0parle\u00a0\u00bb plus qu\u2019une autre\u00a0; ce myst\u00e8re ne rejoindrait-il pas celui de ces sc\u00e8nes que Giorgia Fiorio nous donne \u00e0 voir\u00a0?<\/p>\n\n\n\n

Gabriel Bauret, Sur les chemins du myst\u00e8re<\/em>, dans Le don<\/em>, par Giorgia Fiorio, Arles, Actes Sud, 2009<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

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