{"id":386,"date":"2021-10-14T13:10:52","date_gmt":"2021-10-14T13:10:52","guid":{"rendered":"https:\/\/www.giorgiafiorio.com\/?p=386"},"modified":"2021-10-14T14:22:19","modified_gmt":"2021-10-14T14:22:19","slug":"la-femme-du-don","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/www.giorgiafiorio.com\/la-femme-du-don\/","title":{"rendered":"La femme du don"},"content":{"rendered":"\n

La femme que j\u2019ai rencontr\u00e9e porte en elle un don, elle est la femme du don. Ce don \u2014 dit-elle \u2014 elle l\u2019a offert parce qu\u2019elle l\u2019a re\u00e7u, elle l\u2019a donn\u00e9 alors m\u00eame qu\u2019elle le prenait, elle le rend et le retrouve entre ses mains dans la simultan\u00e9it\u00e9 imm\u00e9diate qui distingue les choses ant\u00e9c\u00e9dentes ou d\u00e9finitives, aurores en attente ou nuits \u00e9ternelles, \u201cpas encore\u201d ou \u201cjamais plus\u201d o\u00f9 n\u2019habite qu\u2019un indistinct, un ind\u00e9termin\u00e9, si incertain qu\u2019il en devient certitude pleine, totale indocilit\u00e9. Son don \u2014 dit-elle \u2014 est l\u2019\u00e2me myst\u00e9rieuse, nue, rass\u00e9r\u00e9n\u00e9e, qui habite les corps, mais il est aussi corps qui s\u2019offre comme figure de l\u2019\u00e2me, et qui dans ce mouvement m\u00eame, en ce qu\u2019il est figure, dispara\u00eet derri\u00e8re l\u2019\u00e2me, est, enfin, \u00e2me. <\/p>\n\n\n\n

Elle dit que son don est vie et mort aussi, car sans la vie, il n\u2019y a pas mort mais inertie, et sans la mort il n\u2019y a pas vie, mais seulement mouvement sans intention, transformation pour ne rien devenir. Son don \u2014 dit-elle \u2014 est la foi en un Ailleurs qui est ici continuellement et toujours, la disponibilit\u00e9 d\u2019un Absent qui appelle le monde depuis les origines du monde. Son don est force, tension, corde tir\u00e9e par les deux bouts, horizon lanc\u00e9, toujours plus au-del\u00e0 et plus en de\u00e7\u00e0. Un corps ligot\u00e9 par de grosses cordes mais qui se hisse sur ses bras \u00e0 San Pedro Cutud pour la Semaine Sainte, \u00e9cras\u00e9 en m\u00eame temps qu\u2019attir\u00e9, maltrait\u00e9 et intens\u00e9ment tendu, un arbre sec dans le d\u00e9sert soudanais, synonyme de soi et de son contraire, sans feuilles, rien que les \u00e9clairs ou les restes enfum\u00e9s d\u2019un incendie. Une main aux lignes nettes et un visage flou, le besoin exprim\u00e9 avec une intensit\u00e9 extr\u00eame par les yeux d\u2019une musulmane, de Somalie peut-\u00eatre, et sa certitude dans l\u2019exaucement, dans l\u2019assouvissement impossible mais \u00e9ternellement n\u00e9cessaire. Son don \u2014 dit-elle \u2014 c\u2019est le combat de deux corps qui reforment le premier couple divis\u00e9 qui sait pourquoi, l\u2019enchev\u00eatrement un jour d\u00e9m\u00eal\u00e9, de fa\u00e7on inattendue, puis recompos\u00e9 par la lutte Kusti, et c\u2019est le vousseau renvers\u00e9, simultan\u00e9ment en \u00e9quilibre et en suspens, pr\u00e9caire, de deux lutteurs Sumo. C\u2019est les deux habitants du Mato Grosso qui fa\u00e7onnent ensemble une double voilure, ou un arc tendu par un b\u00e2ton trop mince qui semble pourtant supporter les palmiers dans le fond . Tous les membres, qui ne se heurtent pas mais qui enfin se rencontrent comme cela a \u00e9t\u00e9 et comme cela certainement sera, sont le don. <\/p>\n\n\n\n

Le don \u2014 dit-elle \u2014 est le cercle qui se ferme dans le rythme perp\u00e9tuel avant tout avant et apr\u00e8s tout apr\u00e8s et pourtant toujours maintenant, c\u2019est le mouvement rotatoire des derviches, l\u2019essor que prirent les \u00e9toiles en leur temps. Et don sont les lignes courbes, filaments en qui sait quels cieux, ou porosit\u00e9 d\u2019une \u00e9chelle d\u2019argile, comme dent\u00e9e, sur le Machupicchu, ou les reflets d\u2019un rocher d\u2019or, ou une crini\u00e8re de pierre allong\u00e9e sur la mer de l\u2019\u00eele de P\u00e2ques, rondeurs tr\u00e8s douces et fermement ondoyantes qui n\u2019ont pas divis\u00e9 les espaces mais les ont laiss\u00e9s s\u2019ajuster et se reconstituer. Le don est la double verticalit\u00e9, les pieds tendus vers le ciel et les mains fermes pour empoigner la terre tandis qu\u2019en position habituelle droite quelqu\u2019un t\u2019aide \u00e0 rester immobile en suspension renvers\u00e9e, durant Kunbh Mela ou autour de B\u00e9nar\u00e8s. Et puis \u2014 dit-elle \u2014 le don est la puissance primordiale nullement chaotique mais tr\u00e8s compos\u00e9e, forme pleine, premi\u00e8re et ultime r\u00e9solution d\u2019\u00e9nergie, l\u2019incroyable immobilit\u00e9 d\u2019un drap de toile qui se d\u00e9roule dans le vent, la solide stabilit\u00e9 de l\u2019eau glac\u00e9e qui coule sur les corps des Yamabushi ou de l\u2019eau ti\u00e8de d\u2019une cataracte sur l\u2019Isla Hispaniola, immobilit\u00e9 du mouvement \u00e9gale et identique \u00e0 celle d\u2019un corps \u00e9tendu mains et pieds li\u00e9s dans une petite gorge quelque part sur les Andes, ou d\u2019un homme sur l\u2019\u00cele de Pentec\u00f4te, dans sa chute frein\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

La femme du don dit que la simultan\u00e9it\u00e9 des oppos\u00e9s est exactitude et qu\u2019elle se condense exactement dans l\u2019id\u00e9e de gr\u00e2ce, c\u2019est-\u00e0-dire gratuit\u00e9, concession libre et libre acceptation, assouvissement global et sans motif, sans r\u00e9tribution mais plein de compensation, sans m\u00e9rite, sans droit, donation vraie, le don que Dante \u00e9claire dans le Convivio<\/em> quand il \u00e9crit que d\u2019apr\u00e8s \u00ab les sages [\u2026] la face du don doit ressembler \u00e0 celle de celui qui le re\u00e7oit, c\u2019est-\u00e0-dire qu\u2019elle lui convienne, et qu\u2019elle soit utile \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

J\u2019accompagne la femme du don dans son voyage, avec discr\u00e9tion pour ne pas troubler sa perception et sa pens\u00e9e, je l\u2019\u00e9coute quand elle dit que le don est qualit\u00e9, vertu, un bien accord\u00e9 et re\u00e7u par la nature ou par la fortune ou par l\u2019Un, je reste silencieux et je l\u2019\u00e9coute. Torquato Tasso pensait que \u00ab parmi les dons les plus pr\u00e9cieux et chers que Dieu ait faits \u00e0 la nature humaine il y eut celui du parler \u00bb et je voudrais ajouter celui de l\u2019\u00e9couter, r\u00e9ciproque par n\u00e9cessit\u00e9, je me tais et j\u2019\u00e9coute la femme du don quand elle dit que le don est communion, bras et mains puissamment tendus, group\u00e9s, convergents vers le centre, de Juifs isra\u00e9liens, affaiblis peut-\u00eatre mais infatigables, mains d\u2019un pr\u00eatre catholique, r\u00e9unies les doigts crois\u00e9s mais o\u00f9 le pouce, l\u2019index et le m\u00e9dium s\u2019ouvrent et forment le nombre trois, une trinit\u00e9, le don ce sont des mains fortes qui portent des croix, des mains sereines qui effleurent des croix, des mains et des pieds qui reposent sur des croix, des mains qui servent \u00e0 marcher. <\/p>\n\n\n\n

Le don \u2014 dit-elle \u2014 est un riche oxymore, beaucoup de lignes droites et beaucoup de lignes circulaires qui ne se croisent jamais, parce que se croiser signifie se couper, se blesser, se lac\u00e9rer, la souffrance du d\u00e9tachement, elles s\u2019effleurent plut\u00f4t et forment l\u2019harmonie absolue et silencieuse d\u2019un jardin zen. Elle dit que don est le corps noir peint de blanc, le corps noir v\u00eatu de blanc, le bijou blanc sur un bras noir ou les mains jointes abaiss\u00e9es en pri\u00e8re dans les rites Candombl\u00e9, ou le sang coagul\u00e9, mais qui coule, on ne sait combien de temps encore, on ne voit pas o\u00f9 va s\u2019achever ce flux t\u00e9nu mais si lourd, et elle dit que le don premier est une nature pure et immacul\u00e9e, avant toute cr\u00e9ature, rien que des cimes, des sommets de montagnes et un ciel haut recouvert de nuages, ruisselant de nuages, et tu te demandes pourquoi parfois la terre est plus haute que le ciel, pourquoi la terre est plus lumineuse que le ciel, tu te demandes pourquoi ces convexit\u00e9s implacables continuent sans contradiction et sans priorit\u00e9 \u00e0 porter le poids d\u2019une histoire pass\u00e9e. Tu te demandes : pourquoi pers\u00e9v\u00e8rent-elles, en toute gratuit\u00e9 et ajustement, \u00e0 \u00e9mettre des corps que la terre submerge, des corps se posant du ciel ou attentifs \u00e0 demeurer suspendus entre les deux, participant des deux ? <\/p>\n\n\n\n

O\u00f9 qu\u2019elle aille, la femme du don, le d\u00e9cor est le plus souvent le plein air, il n\u2019y a presque pas de maisons ni de cabanes, rares sont les lieux d\u00e9chus et abandonn\u00e9s, parfois emm\u00eal\u00e9s aux racines, des racines comme des pierres fondatrices et comme des colonnes, et des pierres comme des racines vives, sinueuses et rampantes d\u2019arbres morts. Quel que soit le lieu o\u00f9 parviendra la femme du don, et o\u00f9 elle s\u2019arr\u00eatera, tous passeront devant elle, s\u2019\u00e9couleront le long de la rue marqu\u00e9e, ouverte par des \u00e9tendards ou des pavillons a\u00e9riens, puis feront halte, se rassembleront et repartiront ensuite se pressant, et chaque lieu, dans son voyage, fera \u00e0 elle et \u00e0 moi, silencieux, le don d\u2019une image, chaque image accompagn\u00e9e d\u2019un symbole, signes phon\u00e9tiques pour que le don soit simultan\u00e9ment regard\u00e9 et entendu, et compris dans les diff\u00e9rentes langues multiples qui le disent. La nature des lieux et de ceux qui les traversent deviendra nature des mots. <\/p>\n\n\n\n

Cesare Pavese a \u00e9crit que \u00ab sortir dans la rue, et trouver de l\u2019herbe, des cailloux, \u00e9meut tout autant qu\u2019une grande gr\u00e2ce, autant qu\u2019un don de Dieu, autant qu\u2019un r\u00eave \u00bb, mais il n\u2019y a pas l\u00e0 l\u2019herbe d\u2019un jour quelconque, il n\u2019y a pas les cailloux d\u2019un demain ou d\u2019hier, et le r\u00eave n\u2019est pas l\u00e0 ; \u00e0 sa place l\u2019\u00e9ternit\u00e9 de la veille perp\u00e9tuelle d\u2019un toujours aujourd\u2019hui. J\u2019accompagne la femme du don, je regarde les cavit\u00e9s et les crevasses sombres, je n\u2019\u00e9prouve aucune crainte, mais le fait de seconder. Je me tais parce que le don engendre de l\u2019\u00e9nergie muette, et ce qui reste est la stupeur, et l\u2019attente. <\/p>\n\n\n\n

Daniele Del Giudice, La femme du don<\/em>, dans Le don<\/em>, par Giorgia Fiorio, traduit par Jean-Paul Manganaro, Arles, Actes Sud, 2009<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

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